COMOCK

Un spectacle pluridisciplinaire
de Jean-Louis Johannides / Cie En déroute

D’après L’histoire de Comock l’Esquimau
racontée à Robert Flaherty et écrite par
Edmund Carpenter (Héros-limite, Genève, 2009)
Traduction de l’anglais par Eva Antonnikov

Jeu et coréalisation: Jean-Louis Johannides
Conseillère artistique et coréalisation: Marie Jeanson
Scénographie: Claire Peverelli
Lumière: Laurent Valdès
Espace sonore: Rudy Decelière

Administration: Sandrine Jeannet
Diffusion: Marie Jeanson

Théâtre Alchimic, Carouge
du 20 avril au 2 mai 2010



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Comock a pour cadre les espaces blancs du Grand Nord et nous fait vivre la trajectoire d’une famille Inuit. Tiré du livre L’histoire de Comock l’Esquimau paru aux éditions Héros-Limite à Genève en septembre 2009, cette création nous emmène dans un monde où tout nous est étranger. Alors des questions se posent: Pourquoi ces espaces blancs nous fascinent-ils? Pourquoi ces immensités désolées nous attirent-elles? Que peut-on trouver là-bas? Vraisemblablement rien! Il n’y a rien pour nous là-bas. La réalité concrète de ces lieux battus par les vents, soumis à des températures extrêmes, plongés dans l’obscurité ou dans une clarté aveuglante des mois durant ferait déchanter la plupart d’entre-nous. La vision romantique de ces espaces blancs et sauvages nous serait sans secours confrontée aux réalités de cette partie du monde. Pourtant la curiosité demeure. Quelque chose remue des profondeurs. Comock et son monde blanc réveille tout à la fois nos peurs et notre fascination. Ils viennent frapper à la porte de notre appétit d’espace, de poésie et de réel. Quelque chose remue et nous entraîne dans cette fable intemporelle dans laquelle résonne toute l’universalité de la condition humaine.

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La génèse d’un récit

Nous sommes en 1912, au Cap Wolstenholme, à l’extrême nordest de la baie d’Hudson. Robert Flaherty vient de rencontrer Comock, l’«  Esquimau  ». Flaherty n’a pas encore tourné le film documentaire qui le rendra célèbre, Nanouk l’Esquimau, mais il possède déjà ce regard particulier qui le distinguera dans ce domaine et qui a été défini comme l’art «  de la construction d’une relation personnelle au monde  ». C’est avec cette même sensibilité qu’il va relater – telle que Comock la lui raconta – l’expérience de cette famille qui, poussée par la faim, traverse les eaux glacées de la mer munis uniquement d’un petit couteau et de quelques pierres leur servant d’outils. Ils se dirigent vers une île que l’on dit riche en gibier et sur laquelle ils vivront, seuls habitants, pendant dix ans.
Edmund Carpenter entend donc l’histoire de Comock en 1949. « Il me sembla alors que ce récit de la vie humaine – réduite à un homme, une femme, des pierres à feu et la volonté de perpétuer la vie – parlait en fin de compte de la renaissance de l’humanité.  » Dix-huit ans après la mort de Robert Flaherty, Carpenter réunit une série de dessins et de croquis récoltés par le cinéaste, ainsi que des gravures et des représentations d’outils.

Né en 1884, Robert Flaherty commence ses explorations dans le Canada subarctique à l’âge de vingt-cinq ans. En 1922, après six ans de vie passée en compagnie de familles Inuit, il tourne Nanouk l’esquimau considéré depuis comme une œuvre pionnière du cinéma documentaire. Jusqu’à sa mort en 1951, le cinéaste ne cessera de parcourir le monde. Sa carrière le conduira en Angleterre et dans les îles d’Aran sur la côte ouest d’Irlande d’où il y rapportera de nombreux films.

Né en 1922, Edmund Carpenter est célèbre pour ces travaux anthropologiques sur les peuples du cercle arctique. Il est l’auteur de l’essai Eskimo et a publié un recueil de poèmes d’Esquimaux sous le titre Anerca. En 2008 il a été le commissaire de l’exposition « Upside down : Les Arctiques » présentée par le Musée du quai Branly à Paris.

A la lecture du livre L’histoire de Comock l’Esquimau, force est de se retourner sur le chemin de la transmission d’une parole dite en une parole écrite. Nous passons d’une parole dite, celle de Comock à une parole entendue, écrite et re-racontée sur les ondes par la voix de Flaherty, pour en arriver à une parole entendue, transcrite et éditée par la main de Carpenter. Aujourd’hui c’est ce dernier geste qui nous permet d’avoir un livre entre les mains. Notre travail est de redonner mouvement à cette parole couchée, de la remettre debout, de ré-initier son geste premier: celui d’être dit.
Ecouter et échanger, non tant pour entendre des histoires que pour leur donner un espace et nous y inscrire.

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©Rudy Decelière

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Extraits

Comock sur la glace
« Je dormais près de la porte pour être le premier à sortir le matin. Je dormais profondément. Puis je me réveillai – je ne sais pas pourquoi. J’entendis le rugissement féroce du vent. Mais même en tendant l’oreille, je n’entendais aucun grondement qui venait de la mer. Je me demandais pourquoi je m’étais réveillé – quel imbécile tu fais, me dis-je à moi-même. Je regardai Annunglung et sa femme et ses enfants qui dormaient. Je coupai les mèches de notre lampe à l’huile de phoque, je me recouchai – et là, je l’entendis. D’abord au loin, ensuite plus près de moi, rapide comme le vent – un long rugissement, de plus en plus fort! Et je sentis le sol qui tremblait sous mes pieds. Je savais ce que c’était. C’était la glace, la glace qui se déchirait, coupant notre igloo en deux. La lampe tomba, il fit noir. « Accrochez-vous les uns aux autres » hurlai-je à tous dans le noir. « Accrochez-vous ou nous sommes perdus ! » Les chiens se mirent à hurler, les enfants à pleurer, et nos femmes poussèrent des cris. Je ne pouvais pas la voir, mais il y avait de l’eau ouverte à nos pieds. « Accrochez-vous », hurlai-je. Je n’entendis rien. « Est-ce que tout le monde est là? ».

(…)

Il faisait nuit noire, et je marchai de l’un à l’autre en tâtonnant et en touchant leurs mains. On avança en trébuchant et en tombant, mais en se tenant par la main, on arriva dans le creux de quelques grands blocs de glace. C’est là que l’on resta jusqu’à ce que le ciel s’illumine, et alors on essaya de voir à travers l’étendue d’eau, qui n’était pas grande, mais on n’y voyait pas clair, car l’eau était couverte d’une épaisse fumée, à cause du froid. J’étais content qu’on ne puisse rien voir, car même si nous avions vu nos gens, nous n’aurions rien pu faire pour eux, et ma femme continuait à pousser des cris de temps en temps.
J’allai inspecter l’endroit où s’était dressé notre iglou, mais il n’y avait que la fumée et l’eau de la mer. Tout – à part un seul traîneau – avait disparu. Tout ce qu’on possédait avait disparu – les nattes d’osier, les peaux de caribou, les marmites de pierre, la lampe de pierre pour faire fondre la neige, tous mes couteaux, les lances, les harpons – plus rien.
Puis, tout à coup, j’eus une pensée qui me fit très peur, et je marchai vite, et tout en marchant je criai à ma femme: « Les pierres, les pierres – tu les as ? »
– Les pierres, dis-tu? Et elle s’arrêta et elle avait l’air inquiète.
– Oui, j’ai dit, les pierres, tu les as? Alors, elle plongea vite les mains dans la poche de son koolita. Elle chercha pendant un long moment, « Oui, Comock, je les ai ». C’étaient les pierres dont nous avons besoin pour faire les étincelles qui allument le feu.

(…)

Il y eut alors une suite de journées calmes – plus aucune grande fumée ne s’élevait au-dessus de la mer, et ce furent les journées du plus grand froid. Les nuits de ces journées-là étaient les nuits des Grandes Lumières, et ces Grandes Lumières ressemblaient à de la viande rouge, à la fourrure épaisse et chaude de l’ours et aux algues de la mer. Et parfois, les Grandes Lumières étaient si fortes que la lune devenait verte et transparente comme la glace et toute la neige sur le sol était comme la glace. Et ces Grandes Lumières voguaient lentement comme les longues vagues sur la mer, ou bien elles tournoyaient, ou bien elles sautaient, car elles ne restaient jamais immobiles. Et ma femme disait qu’en vérité, ces grandes Lumières étaient les esprits des enfants à naître qui s’amusaient dans le ciel, et elle disait que cela leur arrivaient de jouer dans le ciel pendant des journées entières et que c’était maintenant qu’il fallait traverser la grande glace.

 

Flaherty rencontre Comock
…De ma longue-vue, j’observais des milliers de petites taches – des guillemots colombins qui volaient parmi les rochers d’un îlot voisin – quand, soudain, j’aperçus une petite embarcation qui se dirigeait vers nous. Se déployant lourdement sur la mer agitée, elle s’approchait peu à peu. A son bord, des Esquimaux : un homme à la poupe, qui la pilotait, deux autres aux rames. Le petit bateau avait à peine cinq mètres de long et un tiers de cela en largeur, mais à son bord se serraient treize personnes, adultes et enfants confondus, et même deux chiens. Une femme dressait un bâton au-dessus des enfants et des chiens, prête à frapper si ceux-ci, par un mouvement brusque, risquaient de mettre en péril l’équilibre de cette coquille de noix. Comment parvenait-elle à se maintenir sur l’eau? Mystère! Finalement, j’avisai les vessies de phoque gonflées, attachées à intervalles réguliers tout autour du bateau et qui, à elles seules, assuraient l’équilibre de l’embarcation. Les Esquimaux, avec leurs chiens – féroces comme des loups – tapis entre leurs jambes, nous fixaient de leurs yeux bridés et brillants. Ils avaient un aspect mi-oiseau, mi-homme, car leurs habits n’étaient pas confectionnés, comme à l’accoutumée, avec des peaux de caribou, d’ours ou de phoque, mais à partir de peaux d’eider, cousus avec les plumes et tout à l’avenant. Ils n’éprouvaient aucune peur. Le bébé que sa mère portait tout nu dans la capuche de son koolita (manteau) surgit tout à coup sur l’épaule nue de sa mère, nous observa un petit moment de ses grands yeux bruns et finit par tendre son minuscule bras vers nous en souriant. La glace était brisée. Je pris sa main, il me sourit encore, sa mère sourit et aussi son père, un des plus beaux Esquimaux que j’aie jamais vu. Il avait un nez long et finement ciselé, le menton solide comme un roc, un regard perçant et des cheveux jusqu’aux épaules. ­« Chimo (Bonjour!) », dit-il. (Robert Flaherty)

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Autour du spectacle

Deux conférences thématiques

29 avril, 18h au café la Fumisterie:
Michèle Therrien, ethnolinguiste

«Le pouvoir de la parole inuit» récents dialogues intergénérationnels et transmission des savoirs dans l’Arctique canadien.

Michèle Therrien est professeure des universités, directrice de la Section Langues et cultures des Amériques à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) à Paris et responsable des enseignements de langue et de culture inuit. Ses terrains privilégiés sont le Nunavut et le Nunavik dans l’Arctique canadien et ses recherches concernent la mémoire sociale, la transmission du savoir et les liens entre la langue et la culture. Le dernier ouvrage, paru en 2008, est dédié à l’un des aspects de l’oralité : Paroles interdites, Paris, Karthala/Langues 0’.

La conférence de Michèle Therrien a ete organisée en collaboration avec le département de géographie de l’Université de Genève. avec la participation de Valérie Kohler.

Ecouter la conférence de Michèle Therrien

Introduction par Valérie Kohler mp3 (1’40 »)
Introduction par Michèle Therrien mp3 (1’07 »)
Les auditeurs sont invités à évoquer leur expérience du Grand Nord mp3(2’08 »)
Petit rappel de l’histoire des Inuits mp3 (7’30 »)
Le pouvoir de la parole mp3 (33’09 »)
Echange avec le public mp3 (34’45 »)

 

24 avril, à l’issue de la représentation:
Alexandre Gillet, géographe

«Le dehors comme image du monde»

Alexandre Gillet travaille actuellement sur la notion de «monde ouvert» dans ses acceptions géographique et géopoétique. Ses recherches envisagent l’applicabilité d’une théorie-pratique transdisciplinaire — la géopoétique — en géographie. Il vient de publier Autour du cairn aux éditions Héros-Limite, Genève.